Kenya / Jimmy Kitheka / IL EST SIX HEURES DU MATIN, IL FAIT ENCORE FROID.

Zo Mag', 16 December 2020
Des images qui reviennent. L’enfance est souvent dans la lumière. Elle peut être de nature différente. Des lampes allumées, la vitrine d’un magasin, un lampadaire en plein milieu d’une campagne. Ça se passe au lever du jour, ou à l’inverse dans le soleil qui s’écroule. La lumière passe au travers des rideaux. La lumière sur la surface de l’eau.
« J’ai beaucoup d’attirance à travailler cette proximité, et les ombres qui vont avec, parce que ça me rapproche de mon enfance. Le bleu, que j’utilise beaucoup, est vraiment rattaché à ça. De même que la nuit. » Jimmy Kitheka devait sans doute marcher jusqu’à l’arrêt du bus, il s’arrêtait chez le boutiquier, prendre des biscuits, il portait un pull vert, sombre, avec sur le col, sa chemise qui dépassait. Il arrivait à la gare. Les lumières de la gare. « Je me souviens, dit-il, de ces images que mes parents gardaient, des vieilles photos en noir et blanc, des gens qui partaient en voyage. » Des enfants les accompagnent, il sont assis sur des ballots de linge ou des valises de carton.
« Il y a beaucoup de solitude dans ses tableaux, et ce que la ville signifie aussi. » Jimmy Kitheka, à propos de E. Hopper.
Mélancolie. Les peintures que Jimmy expose à l’AKKA Project en sont toutes imprégnées. De mélancolie et de cette solitude aussi que l’on retrouve dans certains tableaux américains des années cinquante. « On m’a souvent parlé d’Edward Hopper. C’est un grand honneur, oh oui. C’est vrai que ces scènes me parlent beaucoup. Il y a beaucoup de solitude dans ses tableaux, et ce que la ville signifie aussi. » Des gens qui boivent un verre dans un bar, une femme silencieuse devant une fenêtre. Urbains et lointains. Ces paysages intérieurs se retrouvent dans les peintures du jeune kényan, à l’image de ce couple, l’homme devant la fenêtre qui tend son châssis et sa compagne plus loin, dans la pénombre bleu. Ou encore ces filles assises sur un canapé, qui semblent un peu poser devant l’objectif. Silence des scènes. De cette solitude que l’on transporte tous.
Le bus de Nyayo au matin, des ouvriers, une écolière…
Parmi ces instantanés, l’admirable scène du billard, dans l’arrière salle d’un restaurant. Deux cuisiniers durant leur pause, et le claquement des boules sous la lumière du néon. L’exposition vénitienne est une introduction réussie, parce qu’elle laisse aussi présager le travail qui suivra. Au fil des heures, la lumière va monter. Et la couleur viendra avec. « Bien sûr, je pense de plus en plus à la couleur. Mais je prends un peu de temps. » En somme, le bleu est la couverture sous laquelle on garde encore un peu la chaleur de la nuit, les années qui sont parties.
POUR QUI SONT ELLES ?
A cette époque, les filles rêvaient de la côte ouest. L’histoire pourrait commencer ainsi. A l’image des autres tableaux de Jimmy, baignée dans la lumière US. A cette époque, la planète s’appelait Angela. Et les jeunettes de Nairobi s’asseyaient au salon comme les chanteuses funky sur les pochettes de disques. Jetez un œil à ce tableau. Il fait partie d’une série intitulée « Golden Girls », ou bien Warembo, ce qui veut dire « beauté » en swahili. Il a pour titre « l’Innocence de Vénus avant minuit ».
L’inspiration première, Jimmy Kitheka la capte dans la collection des disques de son père. « Les pochettes des vinyles me plaisaient beaucoup. J’étais assez fasciné par ces filles. On habitait alors dans les Easlands, et c’était des endroits très durs. En fait, la musique de ces albums m’aidait à mieux comprendre les gens autour de moi, et voir ce qu’il y avait de beau en eux. A Eastlands Nairobi, j’ai vu beaucoup de femmes qui ressemblaient à ça, qui n’étaient pas bonnes, mais certaines étaient gentilles… » Jimmy sourit. Il avait quatorze ou quinze ans.
Comme dans ses autres peintures, l’influence américaine se traduit par cette couleur que les réalisateurs appellent « nuit américaine ». C’est un filtre bleu, posé sur l’objectif, et qui donne l’impression de la nuit. Ce même bleu monochrome, qui règne dans la pièce, avec ces deux filles assises sur le canapé. Elles ne se tiennent pas comme deux Africaines, mais plutôt comme des filles de gang, ou bien des Black Panthers, engagées dans la lutte contre la ségrégation. Elles habitent Majengo (ou bien Berkeley), elles sont des gosses de l’Amérique et de la cause noire. Rappelez vous les années 70. La cause. L’engagement politique. Un appartement à Nairobi ou bien sur la côte ouest, c’était un peu la même chose. Jimmy peint une époque, quelques minutes avant minuit, des tracts, de la poésie, et la musique de Sly.